lundi 27 décembre 2010

Avant-propos des MYTHES GRECS

De Robert Graves, traduit de l’anglais par Mounir Hafez

"Après avoir corrigé les épreuves des Mythes grecs en 1958, j’ai médité sur Dionysos, le dieu ivre, ainsi que sur les Centaures auxquels s’attache une réputation contradictoire à la fois de sagesse et de dépravation, et également sur le nectar de l’ambroisie des dieux. Ces trois thèmes sont étroitement reliés. En effet, les Centaures vénéraient Dionysos dont les fêtes débridées à l’automne s’appelaient les  "Ambroisies". Je ne pense plus aujourd’hui que ces Ménades, lorsqu’elles parcouraient la campagne dans un état de frénésie, déchiquetant les animaux ou les enfants, puis se vantant d’avoir été jusqu’en Inde et d’en être revenues, étaient seulement ivres de vin ou de boisson à base de lierre. Les preuves que j’ai réunies dans mon livre : La Nourriture des Centaures (1958) montrent que les Satyres (ils appartenaient à des tribus dont le totem était un bouc), les Centaures (ceux-ci à des tribus dont le totem était un cheval) et leurs femmes, les Ménades utilisaient ces breuvages pour se laver la bouche après absorption d’une drogue autrement plus forte : un champignon cru, l’amanita muscaria, qui provoque des hallucinations et un véritable délire des sens, confère la vision prophétique et communique une vigueur sexuelle et une puissance musculaire remarquable. A ces transes qui duraient quelques heures succédait une totale prostration. Ce phénomène expliquerait la légende de Lycurgue, qui, armé d’un simple aiguillon de bœuf , mit en déroute toute l’armée de Dionysos, formée de Ménades et de Satyres ivres, après son retour victorieux de l’Inde.

Sur un miroir étrusque l’amanita muscaria figure en relief aux pieds d’Ixion. C’était un héros thessalien qui savourait l’ambroisie en compagnie des dieux. De nombreux mythes confirment ma théorie selon laquelle ses descendants, les Centaures, usaient de ce champignon ; et selon certains historiens, les "guerriers scandinaves furieux" l’employèrent en d’autres temps pour se donner de l’audace dans les batailles. J’en suis arrivé aujourd’hui à la conviction que l’"ambroisie" et le "nectar" étaient des champignons vénéneux : très certainement l’amanita muscaria, mais peut-être aussi d’autres, surtout un petit champignon de fumier assez mince qu’on apelle panaeolus papilionaceus qui procure des hallucinations agréables et sans danger. Un champignon assez semblable à celui-ci figure sur un vase attique entre les sabots de Nessos le Centaure. Les "dieux", à qui dans les mythes étaient réservés l’ambroisie et le nectar, étaient peut-être des reines et des rois sacrés de la période préclassique. Le crime du roi Tantale était d’avoir violé un tabou : il avait invité des gens du commun à partager avec lui l’ambroisie.
Le caractère sacré de la reine et du roi s’était perdu en Grèce ; c’est alors semble-t-il que l’ambroisie devint l’élément secret des Mystères éleusiniens, orphiques et des autres Mystères rattachés à Dionysos. En tout cas les participants juraient de ne pas révéler ce qu’ils mangeaient ou buvaient, ils avaient des visions inoubliables et l’immortalité leur était promise. L’"ambroisie" offerte aux vainqueurs des courses olympiques, lorsque la victoire ne leur conféra plus la royauté sacrée, était nettement un produit de remplacement : c’était un mélange d’aliments dont les premières lettres, comme je l’ai montré dans mon livre :
La Nourriture des Centaures, formaient le mot "champignon" en grec. De même les ingrédients, cités par les auteurs classiques, servant à préparer le nectar et le cécyon, la boissson parfumée à la menthe de Déméter à Éleusis constituaient les lettres du mot "champignon".
J’ai moi-même mangé du champignon hallucinogène, le psilocybe, ambroisie divine utilisée de temps immémorial par les Indiens Masatec de la province d’Oxaca au Mexique, j’ai entendu la prêtresse invoquer Tlaloc, la déesse champignon, et j’ai eu des visions transcendantes. Aussi suis-je entièrement d’accord avec R. Gordon Wasson, l’auteur américain qui a découvert cet ancien rite et selon lequel les conceptions de Ciel et d’Enfer en Europe proviendraient peut-être de Mystères de ce genre. Tlaloc était née de la foudre, de même Dionysos, et dans le folklore grec, comme chez les Masatec, tous les champignons en sont également nés — on les dénomme communément  "nourriture des dieux" dans les deux langues — Tlaloc portait une couronne formée de serpents, tout comme Dionysos. Tlaloc habitait sous la mer, tout comme Dionysos. La coutume barbare des Ménades d’arracher la tête de leurs victimes se rapporte peut-être allégoriquement à l’arrachage de la tête du champignon sacré — puisque au Mexique on ne mange jamais sa tige. On nous dit que Persée, roi sacré d’Argos, converti au culte de Dionysos, donna son nom à Mycènes, du nom d’un champignon qui poussait à cet endroit, qu’il avait lui-même découvert et qui donna naissance à un cours d’eau. L’emblème de Tlaloc était un crapaud, de même celui d’Argos ; et de la bouche du crapaud naît une rivière, sur la fresque de Tepentitla. Mais à quelle époque la culture européenne et le culture de l’Amérique centrale entrèrent-elles en contact ?
Ces théories exigent de plus amples recherches, je n’ai donc pas fait état de mes découvertes dans le texte de la présente édition. Je serais très reconnaissant à toute personne qui, par sa compétence en la matière, m’aiderait à résoudre ce problème.
Deya, Majorque, Espagne. R. G.
1960.


"Amanita muscaria is now primarily famed for its hallucinogenic properties, with its main psychoactive constituent being the compound muscimol."
http://en.wikipedia.org/wiki/Amanita_muscaria