mardi 1 juin 2010

Eino Säisä

Eino Säisä, né en 1935, romancier d'expression finnoise au souffle remarquablement soutenu et puisssant. On lui doit la longue suite de romans réunis sous le titre Les Terres de gel refleurissent (1971-1979) où l'on voit naître la Finlande moderne.

L'hiver sur l'île

"Le gel va en s'accentuant, la glace se solidifie. Sur les bords du lac, du côté de la grange, subsistait encore ce matin, une nappe d'eau. Elle s'est prise peu à peu, elle aussi, au cours de la journée. Le soleil brillait, la veille au soir ; il est tombé juste assez de neige pour couvrir la glace d'un duvet et maintenant le lac s'étend, tout blanc dans son immensité sillonné de craquelures. Le toit du sauna se détache, d'une netteté parfaite, la cour et les sentiers éblouissent par leur blancheur.
Je fais du feu. Il fait bon à l'intérieur, je vaque à la tambouille. Bien avant la tombée de la nuit, je remplis la lampe de pétrole — je prépare tout pour ce soir et pour demain matin, j'apporte une quantité suffisante de bois. Je jette de fréquents coups d'œil au-dehors, je ne me décide pas à m'asseoir. Je mange debout.
La glace a travaillé toute la semaine. Pépi, le chien, en a eu des accès de terreur. Dans la journée, il s'est enfui de l'île sur la terre ferme et bien que je l'aie sifflé, appelé, il est resté de l'autre côté, ne cessant d'aller et venir sur la berge, risquant parfois une patte sur la glace et rebroussant aussitôt chemin. J'ai vu la peur qui le saisit quand la glace se rompt en grondant et que le bruit se répand au fur et à mesure que la fissure s'allonge. Que de fois me suis-je efforcé d'entendre ça avec ses oreilles, de capter ces gémissements infinis. L'instinct de la bête doit lui dire qu'elle est alors entourée d'obscures menaces, et moi-même, écoutant ces bruits le soir, j'ai envie de m'en aller. J'aime pourtant cette solitude, spécialement au début de l'automne lorsque les lacs sont gagnés par une espèce de fièvre. Je la considère depuis longtemps comme féconde en occupations, aucun vide, pas de répit.
Cette glace venue trop tôt, ça veut dire un changement de temps. Du coup, le froid s'est intensifié, j'ai dû allumer le feu dès le matin et refaire un peu avant quatre heures un autre feu, c'est ainsi que pour l'instant j'expulse ma frilosité. Jusqu'à présent, je me suis contenté de la chaleur de la cuisinière.
Je me souviens des jours d'été à la même heure. J'arrêtais alors mon labeur quotidien et descendais au bord du lac à la rencontre du reste de la famille. Ainsi, après m'être consacré sans une pause à mes travaux, je les accueillais et nous nous mettions à table, nous allions voir aussi les nasses, puis arrivait le moment de faire chauffer le sauna.
À partir de neuf heures du soir, j'étais de nouveau seul devant mes papiers, à cette table, pendant que les autres allaient dormir dans la réserve, y compris Pépi. Le matin, nous le passions ensemble jusqu'à neuf heures. Combien je me sentais fort !
Je me rappelle ce jour du 16 mai où les glaces du dégel partaient à la dérive tandis que nous venions ici et qu'une infinité de glaçons raclaient le nez de la barque. Depuis, je n'ai pas quitté l'île, exception faite de deux ou trois voyages d'un jour en juin et d'un aller-retour à Helsinki en août.
Cinq mois et demi ont passé. D'abord j'avais pensé rester jusqu'à Noël, mais cette glace, mais ces craquements, ces bruits indéfinissables ... Non, je n'avais guère prévu qu'ils auraient cet effet sur moi.
Que dois-je faire ?
L'hiver vient de donner un nouveau tour d'écrou, je ne vais pourtant pas me laisser impressionner. Dans la journée, j'ai emmené Pépi à la maison et je suis revenu aussitôt. L'instant d'après, il a fallu refaire du feu dans la cheminée, encore que toute trace de chaleur ne se soit pas entièrement dissipée.
Je me trouve un peu trop de choses à faire dehors. J'entends la porte extérieure grogner lorsque je la pousse et en même temps je cherche le mot qui exprimerait le bruit qu'elle fait en été. Résonner ; jusquà ces derniers jours, lourde comme elle est, elle a plutôt résonné.
La glace vagit.
Je suis une fois de plus sous le porche cherchant quoi faire. Il faut vider la poubelle. On l'accroche à une branche d'arbre pour que Pépi n'en répande pas le contenu. je la décroche et me dirige vers le lac ; la table du jardin et la chaise sont restées devant la réserve. Je vide la poubelle à l'endroit habituel, c'est-à-dire dans un vieux bidon de peinture sans fond que j'écrase machinalement dans un trou avec d'autres ordures incombustibles. Avant de rentrer, je fais un tour sur la glace du lac, je ne puis dire quelle impression cela me fait. Je viens de passer ici mon dernier été et mon dernier automne — se peut-il que ... — Étrange pensée. Un lieu que je n'aurais jamais cru devoir abandonner, devoir quitter un jour. J'essaie de m'imaginer au loin et ce que je ferais en pareil cas. Suis-je arrivé au soir de ma vie, quand on renonce sans se révolter aux choses qui vous ont tenu à cœur la veille encore ?
Chez Lehtomäki, une longue rangée de lumière s'est allumée aux fenêtres de l'étable. La construction neuve des Pääskymäki se distingue mieux maintenant que le toit est tout blanc. Et toujours les bruits de glace.
Je remonte le sentier en passant devant un bouleau qui garde encore ses feuilles, je longe le sauna ; parvenu à la réserve, je décide de rentrer les meubles du jardin. Des feuilles s'y sont collées, je réussis à en nettoyer une partie et je les rentre. Je promène un regard là-dedans avant de refermer la porte comme pour emporter quelque dernière image aussi bien de l'endroit que des objets qui s'y trouvent. Je me retourne une fois la porte verrouillée et vois deux nouvelles lumières s'allumer.
Maintenant il devient impossible de donner un tour de clé à la cheminée. C'est à peine si on peut en toucher la gaine. J'allume la lampe. Commence la veillée.
Je me prélasse pendant une demi-heure au moins dans le lit. Il n'y a même pas Pépi pour me déranger. Mes pensées vagabondent. Aucune envie de me lever, de prendre un livre, je ne tiens pas à faire du café non plus, pour ne pas compromettre mon sommeil. Seul le tic-tac de la pendule remplit le silence. Je compte combien d'heures il reste jusqu'au matin et, bien qu'aimant ces sombres soirées et les occupations qu'elles vous apportent dans la tiédeur de la maison, en automne comme en hiver — au long de tant d'automnes, de tant d'hivers — je trouve cette nuit trop longue et trop vide.
Je comprends que ce printemps-ci, et tout cet été, et l'automne que j'ai attendu, espéré, oui, que tout ça, c'est fini, ça a fait son temps. Je me sens soudain de trop en ces lieux. Ils sont soudain de trop pour moi. je peux m'en aller tout de suite, sans attendre.
Ce que je fais d'ailleurs.
Je saute sur mes pieds. Je rassemble mes effets dans une sorte d'affairement recueilli. Je laisserai une maison chaude, me dis-je, les objets à la main. Je mets ceux-ci dehors et reviens pour éteindre la lampe, il a fallu la souffler par deux fois. Je suis environné maintenant d'une tiédeur noire — tout ce qui remue alors en moi et qui m'est devenu tellement familier, qui ne me visite aussi que pour me quitter, et n'attend pour s'évanouir que l'instant où cette porte se sera refermée sur moi et où je serai au froid piquant du gel !
Les objets toujours à la main, je considère à travers la nuit ce paysage si connu — et plus sur le côté, et plus loin, tous ces points de lumière. Au-delà, le ciel rougeoie, éclairé par les feux de la ville invisible comme à chaque fois qu'il fait assez sombre et que le temps est au beau.
Je marche le long du vieux cellier, descends vers le lac. En chemin, je m'arrête pour prêter l'oreille au travail des glaces. Je l'ai déjà presque oublié quand j'arrive au bord et, là, il se produit tout à coup un énorme ébranlement, une craquelure s'ouvre, interminable. J'écoute ; durant plusieurs secondes, la glace chante."

Traduit du finnois par Natalia Baschmakoff et adapté par Mohammed Dib