lundi 23 novembre 2009

Un extrait de l'introduction de La Peau de chagrin

Cette introduction au roman de Balzac est de Jacques Martineau :

"... Sur un plan esthétique, comme l’a montré José-Luis Diaz, cette théorie (de Balzac) qui oppose l’économie et la dépense trouve dans ce roman une tentative de résolution dont l’emblème serait la figure, si romantique, de l’oxymore. On peut, en effet, lire la morale de vie que développe l’antiquaire comme un projet esthétique romanesque : le centenaire nous convie à la jouissance du monde par la pensée, une jouissance à distance, grâce à une sorte de concentration, de réduction à un panorama intérieur de l’univers des hommes et de leurs passions :

« Ce que les hommes appellent chagrin, amours, ambitions, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêverie ; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. »

Si nous le suivons, l’activité créatrice du romancier, de tout poète, est une activité de réduction, un effort pour ramener à soi, « faire comparaître en soi l’univers » qui permet de le contempler sans y disperser ses forces. Tout dans La Peau de chagrin évoque l’importance de cette activité poétique économe qui « change l’événement et l’affect en monnaie spirituelle » : c’est Raphaël lui-même qui s’enferme dans sa chambre, réduit la vie au strict minimum et jouit des délices de la pensée ; c’est l’éloge de Cuvier qui développe un panorama de l’univers à partir d’un morceau de houille ; c’est la paysanne d’Auvergne qui est une « idéalisation complète du pays ». Le texte se trouve parsemé d’êtres, objets, mots, pensées qui résument, condensent, rassemblent tout un monde. Ainsi s’explique aussi la symbolisation excessive dont sont frappés les personnages : Raphaël est la vie aux prises avec le Désir, Fœdora la Société, Pauline l’Idéal, etc.

À l’inverse, et au cœur de cette esthétique de l’économie, le texte déploie aussi une esthétique de la dépense et de la débauche, comme nous le disions plus haut, de la profusion. Elle est sensible dans certaines affirmations du narrateur qui, par exemple, confesse son admiration pour les tragédies de Shakespeare, elle s’affirme pleinement dans les références constantes à Sterne ou Rabelais ; et surtout elle s’écrit dans les tableaux délirants du magasin de l’antiquaire, de l’orgie, de la chambre de Rastignac et dans l’éloge de la débauche que lance Raphaël.

Deux aspirations esthétiques du texte semblent aussi se heurter ; en réalité, elles vont de pair. Balzac ne veut pas être totalement un antiquaire qui range, ordonne, classifie les objets, les hommes, les passions, il ne veut pas être un Lavrille qui étiquette des canards : l’image du romancier que délivre le roman est celle d’un artiste tendu vers une réalisation oxymorique presque impossible de la diversité dans un tout unique. Dépense et économie sont toutes deux présentes parce qu’elles soulignent l’effort qui est nécessaire pour accomplir cet exploit, parce qu’elles nous montrent un roman en formation, des forces romanesques agissantes et comprimant pour nous, sous nos yeux, le monde, comme la presse hydraulique de Planchette pourrait réduire « un homme à l’état de papier brouillard, un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijou, tout … ».

Il faudrait ici étudier tous les réseaux qui tissent le roman et assurent sa cohérence : thème de l’or et des métaux, registre des couleurs (noir et rouge), évocation multiples de l’Orient, etc. Nous ne nous attarderons que sur les images musicales qui assurent explicitement dans ce roman ce travail de concentration. De la scène dans la maison de jeu à la scène d’orgie se poursuit par exemple une grande métaphore musicale filée qui culmine au cœur de la bacchanale :

« L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. »

L’image n’est pas purement décorative, car la musique, et principalement les finale d’opéra auxquels l’auteur fait ici assez explicitement allusion, offrent un parfait exemple de réalisation oxymorique : par la science de l’harmonie, une multitude de timbres, de notes, de rythmes, un univers sonore entier se trouve réuni en un tout unique et mélodieux. Dans l’article publicitaire que Balzac écrivit lui-même pour La Caricature, le 11 août 1831, l’auteur cite cette description de son propre roman : « Notre société cadavéreuse y est fouettée et marquée en grande pompe sur un échafaud, au milieu d’un orchestre tout rossinien », orchestre qui, selon nous, voudrait justement réduire à l’harmonie la discordance des deux tentations de la dépense et de l’économie. Toutefois, Balzac n’a pas encore trouvé son système unitaire en 1831 et La Peau de chagrin marque le cheminement vers une esthétique balzacienne de l’oxymore plus qu’elle ne la réalise. D’une tout autre nature sera la description de la pension Vauquer, autrement plus maîtrisée et concentrée que les orgies de phrases de La peau de chagrin.

Philosophique, esthétique, la théorie balzacienne de l’énergie vitale prend également dans La Peau de chagrin un sens sexuel qui ne fait aucun doute. Si Balzac a mis son roman sous la protection de Rabelais ( la première édition s’achevait par une Moralité qui revendiquait ouvertement cette filiation littéraire), s’il est fait à de nombreuses reprises allusion à cet auteur au cours du texte, c’est aussi pour ramener cette théorie, qu’on a souvent tendance à traiter de manière trop abstraite, vers des réalités plus concrètes et plus charnelles. Économiser ses forces vitales veut aussi dire modérer son appétit sexuel (on sait combien cette idée a pu obséder le XIXè siècle). Du coup, tout le texte se retrouve animé d’un élan sexuel qui lui donne en 1831 un parfum de scandale, et on sait bien depuis Sade, mais aussi Diderot, quel caractère subversif peut donner la sexualité à un texte littéraire. Les évocations orientales si abondantes dans le texte vont dans ce même sens ; l’Orient, cet Orient de Sardanapale et des Mille et Une Nuits, évoque la volupté, les plaisirs de la sexualité, la débauche. La grivoiserie du texte de Balzac apparaît souvent très appuyée, presque vulgaire, nous rappelant au corps et à la matière : c’est ainsi que Raphaël, ivre mort, déclare :

«  Cette Peau se rétrécit quand j’ai un désir … c’est une antiphrase. Le brachmane, il se trouve un brachmane là-dessous ! Le brachmane donc était un goguenard, parce que les désirs, vois-tu, doivent étendre … »

Et Émile d’approuver :
« Oui, cela est très vrai, je pense comme toi. Le désir étend … »

Enfin, la mort de Raphaël, causée par le désir sexuel pour Pauline et survenant dans les bras de cette femme au moment d’un orgasme, souligne d’une façon très nette la leçon érotique que nous devons en tirer. Toutefois, là encore, la morale du texte n’est pas claire : si la sexualité détruit, l’amour humain ne peut se concevoir sans elle pour Balzac. Faut-il encore faire un choix et ce choix conduit-il au désespoir ? Sans nul doute pour l’instant : soit on se refuse à l’amour charnel, comme Fœdora ou l’antiquaire, et la vie est fausse, soit on s’y abandonne sans retenue et conformément à la nature, comme Pauline et Raphaël, mais alors il tue. Balzac, là aussi, va rechercher une solution idéale dont nous verrons plus loin l’ébauche inaboutie dans ce roman."

Jacques Martineau